N° 161 : Sept vies retrouvées -  un projet de microhistoire

Pourquoi présenter un numéro sur la microhistoire? Parce que ce courant historiographique, qui a vu le jour dans les années 1970 en Italie, nous fascine par son exploration de l’histoire à l’échelle humaine. Il implique la reconstitution de parcours d’individus souvent inconnus ou anonymes. L’œuvre pionnière de cette mouvance est Le fromage et les vers de Carlo Ginzburg parue en 1976. Ce livre est une enquête minutieuse, centrée sur les croyances et le quotidien du meunier Menocchio qui doit faire face au tribunal de l’Inquisition au XVIe siècle. L’approche microhistorique privilégie ainsi les détails et les expériences individuelles de celles et ceux qui ont laissé peu de traces dans les archives plutôt que les récits globaux. Cette échelle d’analyse permet parfois de comprendre le vécu d’une communauté ou de découvrir que la personne au cœur de la recherche est une exception.

La microhistoire propose une manière complémentaire d’étudier le passé, en s’éloignant des grandes chroniques ou de l’histoire quantitative des groupes sociaux, en valorisant les voix et les savoir-faire des anonymes.

Elle s’insère depuis un bon nombre d’années dans le travail de plusieurs historiennes et historiens de France et d’ailleurs. À partir de la décennie 2010, certaines de ces œuvres ont obtenu un succès critique. Pensons au livre de Jérémie Foa, consacré aux victimes et bourreaux de la Saint-Barthélemy en 1572; à celui de Jacques-Olivier Boudon sur un menuisier français du XIXe qui a rédigé ses réflexions et pensées sous le plancher qu’il a construit dans un château; aux grands-parents de Camille Lefebvre dont les vies ont été marquées par les pogroms, le communisme ou la Shoah; ou l’histoire des occupants, souvent des migrants, d’un immeuble de la banlieue parisienne entre 1871 et la crise des années 1930 de Fabrice Langrognet. Le Québec n’est pas en reste avec les récits d’Andrée Lévesque centrés sur des femmes anonymes qui ont vécu entre 1658 et 1915.

Dans ce numéro de Cap-aux-Diamants, nous vous dévoilons le destin de sept personnages méconnus, voire inconnus à leur époque. Grâce à un travail méticuleux dans les archives, les autrices et auteurs donnent vie à ces sept portraits inédits, reflétant différentes couches de notre société. Nous suivons en cela l’exemple de l’historien français Alain Corbin dans son livre Le monde retrouvé de Louis-François Pinagot, un classique de la microhistoire de 1998, qui a également inspiré notre titre.

La sélection des personnages retenus est particulièrement variée. Les trois figures féminines et les quatre profils masculins sont hétérogènes. Par contre, ils sont toutes et tous unis par leur mobilité géographique.

Cathie-Anne Dupuis nous présente Marie, une esclave autochtone du tournant du XVIIIe siècle dont on peut repérer la trace dans les archives paroissiales; Michèle Gélinas propose d’examiner le parcours de Geneviève Fleury, une veuve s’affranchissant des normes sociales au début du XIXe siècle, alors qu’André Cousineau s’intéresse à Christine Cadet, une jeune immigrante et syndicaliste qui lutte pour sa survie et celle de sa famille durant la première moitié du XXe siècle.

Après avoir été retenu prisonnier en Angleterre, le parcours du marin canadien Pierre St-Mars, engagé dans une expédition française lointaine dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, nous est raconté par Sylvain Lumbroso. De tradition hassidique, Pinhas Hirschprung quitte la Pologne puis la Lituanie au début de la Seconde Guerre mondiale. Pierre Anctil retrace son cheminement qui va de l’Extrême-Orient à Montréal en passant par San Francisco. Mario Robert nous propose la trajectoire du couple Lemay-Plourde qui délaisse un habitat agroforestier de la Mauricie pour un milieu identique dans le Midwest américain à la fin du XIXe siècle. Plus près de nous, Joanne Burgess explore le destin du laitier Louis Cantin, du monde rural de l’île Jésus à l’univers ouvrier de Saint-Henri. Par l’histoire de ces « Vies minuscules » (titre d’un récit romancé de l’écrivain Pierre Michon), nous désirons vous offrir un panorama unique et fascinant de l’évolution historique et culturelle du Québec. Sept vies, autant d’aventures captivantes pour animer ce numéro! 

Sylvain Lumbroso et Mario Robert